Suketu Mehta est l’auteur de "La Cité des Excès : Bombay perdue et retrouvée", parue en Septembre 2004. Extraits de CI, n°750, 17 mars 2005.
"Bombay a beau vivre à un rythme trépidant, ce n’est pas pour autant une ville inhumaine. Il suffit d’avoir pris une réservation dans un train indien pour avoir été invité à se serrer. Même si vous êtes à votre place et que vous ayez atteint avec vos voisins le maximum autorisé, à savoir trois personnes par siège, un troisième, puis une quatrième personne ne manqueront pas de se pencher au dessus de vous en disant : "Hep ! Faites de la place". Vous vous executez. Vous faites de la place. Bombay est une ville surpeuplée, on y a l’habitude des foules.
[…] Je suis dans le train rapide de Virar [dans la banlieue nord de Bombay], en fin de journée, à l’heure de pointe. C’est sans doute la ligne la plus bondée de toute la ville. Je tiens à deux mains le haut de l’encadrement de la porte ouverte, le bout de mes pieds étant la seule autre partie de mon individu à être encore en contact avec le train. Le reste de mon corps est en dehors du train lancé à vive allure. La voiture est bondée. J’ai peur qu’on me poursse vers l’extérieur, mais l’un des passagers me rassure : "Ne vous inquiétez pas, s’ils vous poussent dehors, ils vous font aussi rentrer".
Si vous n’avez pas l’habitude des trains de Bombay, quand vous montez, mettons que vous avez l’intention de descendre à Dadar [au nord-est de la ville], il faut que vous demandiez "Dadar ? Dadar ?" On vous dirigera alors vers l’endroit précis où vous devez vous tenir pour pouvoir débarquer à votre gare. Les quais ne sont jamais du même côté du train. Il n’y a pas de portes, juste deux énormes ouvertures de part et d’autres du compartiment. Résultat : quand votre arrêt est en vue, vous devez vous tenir prêt à sauter du train bien avant l’arrêt complet parce que, si vous attendez qu’il s’arrête, vous allez être repoussé à l’intérieur par le flot de ceux qui montent.
Le matin, une fois qu’il entre en gare de Borivali [également au nord-est], son premier arrêt, le train est déjà archiplein. "On aura du mal à s’asseoir ?" je demande. Girish [le guide de l’auteur] me regarde, se demandant si je suis complètement idiot. "Non, à monter".
Si vous voyagez dans l’un de ces trains en direction de la "ville dorée", vous pourrez mesurer avec exactitude la température du corps humain alors qu’il se love autour de vous et s’ajuste à chaque courbe de votre corps. Jamais étreinte amoureuse n’aura été aussi intense.
[…] Si un matin à Bombay, vous êtes en retard et que vous arriviez à la gare au moment où votre train quitte le quai, il vous suffit de courir jusqu’aux compartiments bondés : vous trouverez de nombreuses mains tendues, se déployant du train comme des pétales de fleurs, prêtes à vous hisser à bord. Si vous courez le long du train, quelqu’un finira bien par vous faire monter à bord et un espace minuscule vous sera concédé sur le marchepied. A vous de vous débrouiller ensuite. Il vous faudra sans doute rester cramponné à l’encadrement de la porte par le bout des doigts et faire attention à ne pas trop vous pencher en arrière si vous ne voulez pas être décapité par un poteau placé trop près des rails. Mais revenons sur ce qui vient de se passer. Vos compagnons de voyage, déjà entassés, plus serrés que la loi du transport du bétail ne l’autorise, leurs chemises trempées de sueur dans les voitures mal ventilées, et ce depuis des heures, réussissent encore à éprouver de l’empathie pour vous. Ils savent que votre patron va vous passer un savon ou retenir votre retard sur votre paie si vous ratez le train et ils sont prêts à vous faire une place alors qu’il n’y en a pas et ainsi accepter de voyager avec une personne supplémentaire. Au moment où ils vous saisissent la main, ils ignorent si cette main qui se tend vers eux appartient à un hindou, à un musulman ou à un chrétien, à un brahmane ou à un intouchable, ou encore si vous êtes né dans cette ville ou si vous venez juste d’arriver ce matin, si vous vivez dans le quartier chic de Malabar Hill, à New York ou dans un bidonville de la banlieue nord ; si vous êtes de Bombay ou d’ailleurs. Tout ce qu’ils savent, c’est que vous essayez d’aller à Bombay, ça leur suffit. Montez, disent-ils, on va se serrer.
Suketu Mehta
En soutien aux familles indiennes qui ont perdu un proche dans les attentats de Bombay.